Meryl Streep, Nicole Kidman, Cate Blanchett, Julia Roberts, Charlize Theron… toutes les stars féminines d’Hollywood ont au moins une sorcière dans leur CV. Jouer une créature maléfique semble être devenu un must – et ce n’est pas Jessica Chastain, diabolique dans « Crimson Peak » qui dira le contraire ! Comment la figure de la scélérate de cinéma a-t-elle évolué au fil des ans? Que révèle cette représentation de la femme ? Plongée dans les eaux glacées de la « Garce Academy. »
Dans les escaliers d’un château délabré, une femme en déshabillé vaporeux, un couteau de boucher à la main, traque sa rivale apeurée – une godiche coiffée d’un plumeau – en hurlant « I am going to kill you ! »C’est l’une des scènes chocs de Crimson Peak, le dernier film de Guillermo Del Toro, où la star américaine Jessica Chastain, bien que maculée de sang et soigneusement échevelée, n’a jamais été aussi belle… et méchante. « Appliqué à un personnage de fiction, ce mot « méchante » sonne de façon presque comique,fait observer Michèle Agrapart-Delmas, experte en criminologie et auteur du livre Femmes fatales (1).Mais il a une tout autre portée dans le domaine judiciaire, où il est tombé en désuétude. On ne l’emploie plus ni en expertise ni en cour d’assises. Aujourd’hui on dira plutôt « agressive ». Et si un avocat le réutilise, ce qui est très rare, eh bien c’est direct dix ans de prison pour l’accusée ! »
Faisons le compte de tous les défauts regroupés sous le terme « méchante » : jalouse, cupide, égotique, manipulatrice, menteuse, rancunière – un joyeux florilège, contrepoint négatif à la beauté physique qui, selon les codes en vigueur au cinéma, ne saurait être accompagné de qualités morales. Dans les thrillers, les polars et les films d’action, c’est une convention : la gentille est mignonne et fadasse et la méchante, une sublime créature bouffée par son ego, qui se met en rivalité avec les autres femmes et précipite l’homme dans le malheur.
L’Eve pécheresse, et sa pomme tendue à Adam, est un mythe qui n’en finit pas d’alimenter l’imaginaire des cinéastes – rappelons ce chiffre étonnant : aux Etats-Unis, 96 % des films sont réalisés par des hommes. Jessica Lange dans Le facteur sonnera trois fois, Sharon Stone dans Basic Instinct ou Demi Moore dans Harcèlement… Contrairement à la méchante au physique ingrat qui annonce d’emblée la douleur (Judith Anderson dans Rebecca, d’Alfred Hitchcock), la belle méchante, selon un canevas éprouvé depuis des lustres, commence par séduire ses victimes puis sème le chaos autour d’elle avant de finir elle-même dans les affres de l’agonie. « Ah ça, elle énerve, la jolie femme ! s’amuse Michèle Agrapart-Delmas,D’abord, les autres femmes qui la jalousent. Ensuite, les hommes qui ne peuvent pas l’avoir. Le châtiment qui lui sera infligé sera d’autant plus terrible… »
Un cliché sexiste que cette beauté fulminante surreprésentée au cinéma ? Pour Michel Fize, chercheur au CNRS et auteur de Mais qu’est-ce qui passe par la tête des méchants ? (2), elle serait « le biais négatif d’une forme d’égalité des sexes ». « Il y a aujourd’hui au cinéma autant de méchantes que de méchants, constate-t-il. A quelques détails près : la méchanceté féminine est le plus souvent psychologique, donc plus subtile, plus élaborée. La méchante, c’est l’équivalent de l’empoisonneuse d’antan, celle qui fomente des coups bas. Elle est aussi plus imprévisible. Ce qui la rend intéressante d’un point de vue scénaristique. »
L’apparition en 1985 – dans la foulée des « répliquantes » de Blade Runner – d’une Grace Jones étranglant ses victimes avec ses cuissots musclés dans Dangereusement vôtre aura un peu changé la donne : la méchante peut se montrer physiquement aussi féroce qu’un homme. Dans Mission : impossible. Protocole fantôme, Lea Seydoux castagne à tout-va, dans le remake de Total Recall Kate Beckinsale roue de coups ce pauvre Colin Farrell. Et dans Kill Bill Uma Thurman massacre sans ciller, avec pour seule motivation la vengeance.
« Il y a souvent une dimension affective dans le comportement de la méchante à l’écran, explique Michèle Agrapart-Delmas. Elle réagit de façon violente au chagrin, à la douleur. Et puis il y a les authentiques punaises, celles qui recherchent des situations criminogènes. » En a-t-elle rencontré dans les cours d’assises qu’elle a longuement fréquentées ? « Très peu. Je me souviens d’une femme d’allure quelconque, toute petite avec des cheveux frisottés, accro au crime : elle avait tué ses quatre premiers maris et castré le cinquième. Chez elle, pas une once de remords. Mais, dans les prisons, il y a sept fois moins de meurtrières que de meurtriers. Alors, sait-on jamais : peut-être les femmes savent-elles mieux commettre des crimes parfaits. »
Sorcière colgate et marâtre couture
Si la littérature, passe-plat du septième art, lui a fourni quantité de méchantes, de milady de Winter à la marquise de Merteuil, depuis le début des années 2000 ce sont surtout les contes de fées qui, transposés au cinéma, offrent aux actrices des rôles riches en grimaces grâce au personnage de la sorcière, condensé de toutes les mauvaisetés. Dieu sait qu’elle était laide, la première sorcière populaire du cinéma, celle du Magicien d’Oz en 1939 !
Au départ, c’est la belle Gale Sondergaard qui devait jouer le rôle. Mais l’actrice souhaitant apporter quelques améliorations physiques à son personnage, le producteur Arthur Freed s’est fâché tout rouge : « Ah non ! Je la veux aussi laide que la sorcière de Blanche-Neige ! » Refusant d’être enlaidie, l’actrice dut alors céder sa place à une ex-institutrice peu gâtée par la nature, Margaret Hamilton, qui, comble de malchance, a été brûlée au visage lors du tournage de sa première scène (un destin somme toute normal pour une sorcière).
Soixante-treize ans plus tard, en 2012, qu’a fait le réalisateur Sam Raimi de cette sorcière ricaneuse et bossue dans son remake le Monde fantastique d’Oz ? Une splendeur – Rachel Weisz – condescendant à peine à enfourcher son manche à balai : « C’est symptomatique du basculement d’une société judéo-chrétienne à une société laïco-marchande, explique Michel Fize. Avant, il y avait le bien, le mal, les bonnes valeurs, les mauvaises. La méchante sorcière ne pouvait être que laide, c’était conforme à l’esprit de l’époque. Aujourd’hui, on assiste à une socialisation, une normalisation de la méchanceté : le vampire est devenu gentil, attentif au sort de ses potentielles victimes… »
Et la sorcière a le sourire Colgate de Julia Roberts (Blanche-Neige) le teint délicat de Monica Belluci (les Frères Grimm) et le sens du style de Tilda Swinton qui à la sortie du Monde de Narnia avait confié : « Je ne voulais pas d’un nez crochu ni d’un chapeau pointu, car c’est une caricature antisémite. La sorcière blanche devait être pâle et glaciale, comme une aryenne, une nazie. » Difficile, au bout du compte, de distinguer la sorcière du top-modèle : dans Blanche-Neige et le chasseur, Charlize Theron est aussi glamour et sexy que dans sa pub « Dior j’adore ! ».
« La belle méchante exerce une fascination assimilable à une pratique de séduction à laquelle on aime céder car l’interdit nous attire, la beauté court-circuitant d’une certaine manière notre libre arbitre,analyse Christophe Régina, qui a codirigé l’ouvrage collectif Dictionnaire de la méchanceté (3). Ces beautés scélérates en dépit de leur cruauté sont difficilement détestables, car elles jouissent des codes positifs véhiculés par l’idéal du beau dans nos sociétés contemporaines. Les notions de désir et de sexualité installent aussi une ambiguïté : on admire la belle méchante parce qu’elle se permet des choses que l’on n’oserait pas réaliser au quotidien. » Une femme libre que la méchante…
La sorcière : un jeu d’enfant
Julianne Moore, Meryl Streep, Nicole Kidman, Cate Blanchett… les plus grandes actrices de Hollywood ont au moins une sorcière sur leur CV (trois pour Meryl, dont la vilaine Miranda du Diable s’habille en Prada). Il faut dire qu’entre deux rôles prise de tête, la méchante fée, désormais figure imposée du métier, est comme une pause goûter : reposante et savoureuse. Pas de quoi glaner un Oscar, seulement quelques millions de dollars.
« C’est un rôle payant que la sorcière, nous a confié l’actrice Julie Delpy (très, très méchante dans l’un de ses films, la Comtesse). On s’attache davantage à elle qu’à la jeune première. Pour moi, la méchanceté est très agréable à jouer à condition qu’elle ne soit pas trop ancrée dans une réalité. Il y a quelques années, j’ai joué le rôle d’une nazie, je devais dire des choses terribles, et là, ça a été un cauchemar ! Je me sentais très mal à l’aise sur le plateau. Quitte à jouer quelqu’un de monstrueux, autant que ce soit un personnage fantastique comme la sorcière. C’est plus drôle ! »
Après avoir réalisé un film austère et réaliste sur les Balkans, Angelina Jolie s’est glissée avec d’autant plus de délices dans la peau de Maléfique qu’elle n’avait qu’à reproduire devant la caméra quelques fâcheuses postures adoptées sur le red carpet : rictus figé, regard vitreux, moue dédaigneuse, sourcils relevés. Un jeu d’enfant. Certaines actrices sont encore plus chanceuses : Glenn Close, elle, peut se contenter de ne rien faire, elle a tout naturellement la « witch face », version trash de la « bitch face ». Même dans la série « Damages », elle a la tête de l’odieuse Cruella qu’elle a interprétée en 1996 dans les 101 Dalmatiens, la perruque en moins.
Reines de l’âge d’or de Hollywood, Gloria Swanson, Joan Crawford ou Bette Davis avaient des airs (et surtout le make-up) de Maléfique. La sorcière n’a pas d’âge : voilà qui arrange bien les actrices ayant dépassé depuis un certain temps la trentaine. Elle est figée dans le temps. Sans mari, enfants ou petits-enfants qui puissent trahir sa date de naissance. Isolée dans sa tour d’ivoire (tiens, tiens, comme la star), elle est une pierre d’achoppement dans une carrière imperceptiblement déclinante. Pour l’interpréter, il faut avoir du vécu, sans les rides.
Et aussi le sens de l’humour : « Regardez comme je sais rire de moi-même », nous signifie la star en choisissant d’incarner ce personnage mégalo et narcissique. On ne peut qu’opiner : quelle plus belle mise en abyme du statut d’actrice que cette injonction de la reine dans Blanche-Neige : « Miroir, ô mon miroir, dis-moi si je suis toujours la plus belle du royaume » ?
De la vampire à la vamp
Moins populaire que Carabosse ou Baba Yaga, la femme vampire, sorte de sorcière underground, a été injustement supplantée par Nosferatu et Dracula dans l’imaginaire collectif. Et pourtant le premier grand vampire du cinéma est une femme, Theda Bara dans le film muet de 1915 Embrasse-moi idiot. « Ce film a laissé dans l’histoire du cinéma un archétype, celui de la vamp, puisque au départ la vamp est un vampire,expliquait récemment l’historienne Marjolaine Boutet lors d’une conférence donnée au Forum des images à Paris. Mais, très rapidement, cette métaphore du désir féminin a perdu ses attributs surnaturels pour devenir celle de la femme fatale. Une femme qui assume son désir sexuel est forcément dangereuse, méchante, monstrueuse… »
Depuis son premier succès dans le Masque du démon, l’Anglaise Barbara Steel a incarné le mieux cette femme vampire jusqu’à son apogée en 1965 avec la Sorcière sanglante. Devenue l’icône du cinéma fantastique italien, bien que sa voix ait été doublée dans la plupart de ses films, l’actrice a fait fantasmer des hordes de fans, tourneboulés par sa façon d’incarner à la fois l’innocence et la méchanceté. En 1969, basta ! Barbara a renoncé à sa carrière (« J’en ai marre d’escalader les cercueils », a-t-elle alors confié). Cette sorcière/vampire a eu son équivalent dans le dessin animé Miss Tick, créé par Carl Barks pour les Studios Disney, aussi brune et anguleuse qu’elle.
Quand le diable veut s’immiscer dans le corps d’un être humain, c’est presque toujours celui d’une femme qu’il choisit, comme à la sombre époque de l’Inquisition. La possédée du cinéma, autre variation de la méchante, est généralement une jolie vierge ou une innocente enfant qu’un jeu outré et une débandade d’effets spéciaux transforment en gorgone vociférante. Dans la Malédiction, le petit Damien est froid et sec comme un coup de trique, tandis que dans l’Exorciste, l’adolescente jouée par Linda Blair devient toute verte, est prise de convulsions, hurle « Je baise ta mère ! » (notons : pas ton père) et se meurtrit le sexe avec un crucifix.
« Si le diable semble violenter les parties intimes de « la méchante malgré elle » (puisque possédée), c’est bien pour priver le Créateur de ses fidèles, commente Christophe Régina. Cette possession par le Malin traduit l’angoisse de l’homme vis-à-vis de l’accouchement et du pouvoir qu’ont les femmes de mettre fin à un lignage ou au contraire de le faire perdurer. Quoi de plus méchant que de priver autrui de descendance ? L’idée est rendue extrême par les effusions de sang, la violence et la folie, car c’est bien ce qui est en jeu : une femme qui refuse d’engendrer est-elle folle ? » Au cinéma, une femme qui veut à tout prix engendrer et ne peut le faire semble l’être tout autant.
Dans A l’intérieur, l’un des rares films français à s’être aventurés sur le terrain du gore, Béatrice Dalle éventre Alysson Paradis pour lui soutirer son bébé sur le point de naître. « Lors de la première version, le méchant était un homme qui dévorait le placenta des femmes, se souvient Alexandre Bustillo, coréalisateur du film avec Julien Maury. Mais, en faisant cela, je tombais dans le cliché machiste de la femme persécutée par l’homme. J’étais à un âge où je me demandais si je voulais être père ou pas, j’étais obnubilé par cette histoire de grossesse. Alors tout a coulé de source : le méchant devait être une méchante. »
Un personnage dans lequel Béatrice Dalle s’est investie avec un sérieux qui l’honore : « Elle a adoré le scénario pour sa violence décomplexée et frontale, poursuit Alexandre Bustillo. Même chose lorsqu’on a proposé à Marie-Claude Pietragalla de jouer dans Livide, elle nous a dit : « On me considère tellement comme une méchante que je suis ravie de l’être vraiment dans un film. » »
Source : http://www.marianne.net/pourquoi-sont-elles-si-mechantes-100237455.html
Erick Grisel